L’aube poindrait quand j’irais taper chez
Salomon, dans sa bastide du Réal, sur le petit bourg de La Tour d’Aigues. J’imagine
une porte quelconque, dans un bois ordinaire où irait s’échouer les premiers
rayons du Soleil naissant. Dans sa demeure, il m’accueillerait, méfiant :
« Alors, cher descendant, est-il vrai que tu es
papiste ?
— Ne sois pas choqué
Salomon, tu ne sais pas encore ce qui attend ta famille… Et puis, si tu en
savais plus long sur moi, tu serais autrement outré.
— Ne t’en fais pas mon
fils, tu es d’un autre temps, je le puis comprendre.
— J’aimerais tellement que
tu m’en dises davantage sur toi. »
Je lui demanderai pourquoi il était protestant,
ce qui l’avait poussé à choisir, durant les guerres de Religion, cette
confession. Certainement, me dirait-il, qu’avec son prénom vétérotestamentaire,
ce n’était pas son choix mais son éducation et que je me suis trompé de RDV
ancestral, que j’aurais dû interroger Guigues, son père ou Antoine, son
grand-père. « Une chose à la fois, mon vieux… euh… Salomon. »
Je me souviens qu’il fut un temps où, tout
étonné, je trouvais mention de Salomon dans les inventaires municipaux de La
Tour d’Aigues. Je l’avais cru juif néophyte, mais j’ai trouvé peut-être mieux :
un protestant du temps des guerres de Religion. Que j’avais cherché alors, dans
les vieilles liasses et les vieux registres, sur Internet comme dans les
papiers, toute trace, tout indice de ce passé si révolu qu’il en fut oublié par
la lignée agnatique !
Alors, que ferais-je si j’étais en face de
Salomon ? Je le harcèlerais de questions.
« Dis-moi, Salomon, ton père était vendeur d’armes.
Il en vendit à Lesdiguières, le dernier connétable de France. Toi, tu as été l’argentier
de la duchesse de Créquy, sa fille. Es-tu le neveu de l’argentier de
Lesdiguières comme je le suppose, le neveu de ce Jérémie Mathieu ?
— Tu es un garçon
intelligent et déjà tu as fait des liens étonnants, tu es remonté en ces temps
troublés. Mais je ne t’aiderai pas aussi directement. Tout au plus puis-je te
dire que la ressemblance des professions, les liens avec Lesdiguières et le nom
de ma mère, la belle Loyse Mathieu, devraient te mettre sur la voie, non ?
— Oui, j’ai bien fait ces
liens, mais j’aurais aimé une réponse franche.
— Le travail de l’historien
se base parfois sur des hypothèses. Tout ne peut pas être révélé. La Bible, que
je connais bien, n’est elle-même pas toujours directe avec son interlocuteur.
Apprends à interpréter et à douter de ce que tu interpréteras.
— Merci. Tu as quitté
Grenoble où ton père était bourgeois et marchand d’armes pour suivre la
duchesse de Créquy en ses propriétés provençales. Fut-ce un dépaysement ?
— Oh oui. Tu sais, si de
ton temps tous les Français se ressemblent, ont une culture et une langue
commune, au début du XVIIe siècle, les choses étaient différentes. J’étais
un étranger en terre hostile. Heureusement la duchesse m’emmena à Lourmarin,
bourg protestant, où je fus respecté et reçut dans la bourgeoisie. C’est là que
j’ai acheté la bastide du Réal sur une commune voisine. »
Cette bastide me fit rêver mais elle est restée
un mystère. Je n’ai trouvé à ce jour ni le contrat d’achat ni celui de vente.
Je lui demanderais quelle était la cote du document d’achat ; mais Salomon
m’aurait envoyé sur les roses en m’affirmant qu’il ne pouvait être au courant
des cotes, surtout lui qui n’était certainement en rien un révolutionnaire. Je
lui aurais alors demandé de m’expliquer ses mariages, surtout le second. Tu as d’abord
épousé Catherine Tagaud une protestante de bonne famille qui te donna un fils,
Guigues. L’un et l’autre finirent par mourir et tu te remarias, Salomon. Mais
je ne comprends pas : pourquoi avec une catholique sans dot ni héritage
hormis sa part de légitime ? Peut-être m’aurait-il alors répondu qu’au
moment de ses fiançailles, son fils, Guigues, était en vie et qu’il avait donc
un héritier. Peut-être aussi m’aurait-il répondu que son fils, mon aïeul, nommé
aussi Salomon, était en fait le fils de Catherine Tagaud… ou pas. Mais,
Salomon, ton fils ne savait pas signer ! tandis que toi, avec ta signature
élégante et ta profession, tu savais bien écrire. Cherche et essaie de
comprendre m’aurais-tu dit, Salomon. Encore une parole mystérieuse et quelque
peu philosophe.
« Je suppose que, depuis que la duchesse de
Créquy est morte et que la nouvelle duchesse n’était plus la fille de
Lesdiguières, tu as quelque peu abandonné le protestantisme ?
— Tu sais, mon fils, dans
le bourg de La Tour d’Aigues, il n’y avait presque aucun protestant. J’étais
seul, avec mon passé et il me fallait m’intégrer. La nouvelle duchesse, Anne de
La Magdeleine de Ragny, était fort gentille et a accepté, si je baptisais mes
nouveaux enfants, de devenir la marraine de l’aînée, que j’appelais comme elle,
Anne.
— D’où cette marraine
prestigieuse et le baptême au château.
— Tu as tout compris, mon
fils. »
Puis, je crois que je lui aurais demandé de me
parler de la vie au bourg au XVIIe siècle, de l’organisation de la
bourgeoisie, des échanges économiques, bref, j’aurais préparé à l’avance tout
un questionnaire tellement pointu qu’il aurait fini par me dire : «
Thomas, écris plutôt un article pseudo-comique sur ton blog et arrête avec tes
questions bizarres, tu me fais flipper tellement t’es chelou » Enfin… Il ne l’aurait
peut-être pas dit en ces termes, mais vous voyez à peu près ce qu’il aurait
dit.
Je serais reparti, tard le soir, avec une pointe
dans le cœur de quitter un de mes aïeux, de ne jamais le revoir et de savoir
que malgré toutes mes questions, d’autres avaient été oubliées et qu’un pan
entier de l’histoire resterait à jamais à l’état d’hypothèses.
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