La série d'articles qui suit provient d'un travail universitaire que j'ai effectué. Mêlant généalogie et histoire, cet essai veut mettre l'accent sur les stratégies matrimoniales dans l'ancienne France et notamment sur la règle d'exogamie (le mariage au-dehors du groupe, de la famille, de la cité). J'y explorerai donc, à travers l'étude de quelques familles, leurs stratégies ou leur absence de stratégie. Le titre, un peu barbare, de cet essai est à l'origine : "Exogamie, mixité et entre-soi à l'époque moderne. Une approche comparée Provence-Nord" et a été fait sous la direction de Mme Luciani, maître de conférences que je remercie grandement pour son soutien.
Je me suis dit qu'il serait plus agréable pour vous de lire, sur ce blog, cet essai en plusieurs fois. Si vous êtes sages, vous aurez une version PDF quand la publication sera terminée !
Ne vous inquiétez pas non plus si vous voyez des références à "à la page suivante", c'est normal, ce fut avant tout publié sur papier. Et les notes de bas de pages sont facultatives à la lecture, n'ayez pas peur !!
Aujourd'hui, on commence par l'introduction qui va vous expliquer toute la méthodologie employée et tenter de remettre dans le contexte historiographique ce modeste essai.
« Qui a le goût de l'archive cherche à arracher du sens supplémentaire aux
lambeaux de phrases retrouvées. »
Le goût de l'archive, Arlette Farge
Testament de Jehanne Villiet (08/01/1580,
Domène, AD38 3 E 1558/3 f°21)
Les
généalogistes attribuent à La Bruyère l'adage suivant : « tout homme descend
d'un roi et d'un pendu ». Si nous n'avons pas pu confirmer la paternité de
cette citation, elle illustre cependant fortement l'imaginaire des érudits : chaque
homme serait, sur la longue durée, issu de milieux sociaux divers. Cela
montrerait qu'à un moment donné, dans chaque généalogie, il y aurait eu un ou
plusieurs mariages exogames.
Exogamie,
endogamie, entre-soi et mixité
Exogamie,
endogamie : approche ethno-anthropologique
L'exogamie
se construit étymologiquement du grec exô
(« au-dehors ») et gamos (« mariage
»). Ce concept signifie donc le fait de se marier au-dehors de son groupe «
social[1] ».
Ce groupe social peut revêtir diverses formes : clan, tribu, famille,
profession, etc.
En
ethno-anthropologie sont dictées par des impératifs familiaux trois règles qui
contrôlent les alliances matrimoniales[2]
:
—
L'interdiction de l'inceste,
—
Une règle d'exogamie,
—
Une règle d'endogamie qui « prescrit ou permet de contracter alliance à
l'intérieur d'un certain périmètre social de caste, de classe, d'appartenance
nationale ou régionale, de religion, etc.[3]
»
Cependant,
qu'est-ce qui distingue une alliance endogame d'une alliance exogame ? Si l'on
se place du point de vue du critère de la religion, sous l'Ancien Régime,
l'immense majorité des mariages étaient catholiques. Qu'en déduire ? Que tous
les mariages, y compris entre un Breton et une Basque, étaient endogames ? De
même avec l'appartenance nationale[4].
En fait, peut-être faudrait-il essayer, dans un premier temps, pour définir
l'endogamie et l'exogamie, de définir ce qui fait une « classe » ou du moins un
groupe. Un groupe est une « abstraction constituée par le système d'activité
commun à ses membres[5]
», c'est-à-dire que ce qui forme la conscience d'appartenance[6]
est une abstraction qui se définit par son système d'activité commun. L'on peut
évoquer les professions, les appartenances à une religion, à une rue, à un
pays. On en revient à la définition de l'endogamie. Mais ce groupe est poreux
car il est dû à une succession d'enchevêtrements : francs-maçons républicains
ou monarchistes, catholiques, juifs ou protestants, hommes ou femmes, etc.
Chaque
individu est unique par le fait qu'il multiplie les particularités et les
appartenances à divers groupes. S'il n'y a pas deux individus semblables alors
tout mariage est exogame. D'où la difficulté pour nous de définir l'exogamie et
de lui imposer des limites qui se devront d'être normatives. Levi-Strauss
explique l'endogamie « vraie » comme « l'exclusion du mariage pratiqué en
dehors des limites de la culture[7].
» Mais, dans une société aussi complexifiée que la France à l'époque moderne et
à l'époque contemporaine, on ne peut que diviser l'endogamie et l'exogamie
suivant des critères particuliers : nous parlerons donc d'exogamie
géographique, d'exogamie sociale, d'exogamie familiale[8].
Par
exogamie géographique, nous partirons du principe qu'est endogame un mariage
entre personnes d'une même commune, de communes limitrophes et limitrophes de
limitrophes pour les villages et, pour les villes, d'exogamie lors d'un
changement simple de communes ou du passage d'une paroisse urbaine à une
paroisse rurale (Saint-Laurent et Saint-Marcel à Marseille, par exemple). Par
exogamie sociale nous établirons qu'un mariage entre personnes de catégories
sociales différentes telles que perçues à l'époque d'après le travail de
Charles Loyseau[9]
est exogame ; c’est la représentation des contemporains qui fixe
l’exogamie bien plus qu’un classement a
posteriori. En effet, nous tenterons de le montrer dans le premier
chapitre, l’alliance du pêcheur et du ménager, si elle paraît exogame, n’était
pas ainsi perçue par les contemporains. Enfin, par exogamie familiale, nous
entendrons toute alliance matrimoniale ne nécessitant ni dispense de
consanguinité, ni dispense d'affinité par l'Église.
De l'endogamie à
l'entre-soi, de l'exogamie à la mixité
Cependant,
au fil de l'avancée de nos recherches, nous nous sommes rendus compte que de
nombreuses alliances hors du mariage, dans les réseaux de parrainage, d'amitié,
étaient des alliances « exogames. » Nous avons fait appel aux études
sociologiques qui usent dans ce cas du terme d’ « entre-soi[10]
» pour endogamie hors du mariage et de « mixte[11]
» pour exogamie hors du mariage. En partant de la définition de Sylvie Tissot
pour l'entre-soi, nous pouvons postuler que l'entre-soi est une endogamie hors
des liens du mariage, et ce, dans les mêmes conditions. Seront ainsi compris
comme alliances spirituelles dans l'entre-soi, les cas où l'alliance entre les
parrains et les parents du baptisé seraient considérés plus haut comme une
alliance endogame et inversement avec
le caractère mixte de l'alliance vis-à-vis de l'exogamie.
Le
choix des familles
Trois
familles ont été choisies qui avaient pour point commun une parenté lointaine
et une origine sociale que François-Joseph Ruggiu qualifierait de « middling sorts », c’est-à-dire que
ces familles ne font ni partie de la haute bourgeoisie ou de la noblesse, ni
des strates sociales les plus basses (brassiers, journaliers voire mendiants).
Il s’agit de l’immensité des strates sociales intermédiaires comprenant les
artisans, ménagers, pêcheurs, bourgeois de province qui sont tous propriétaires
et qui ont tous la capacité de commercer, donc d’avoir un surplus de capital.
Nous reviendrons à la fin du premier chapitre sur ce point particulier.
Ces
familles, les Lombard de La Tour-d’Aigues, les Bouis de Marseille, et les Flory
de Valenciennes, sont pour autant différentes. Les Lombard ont choisi le
protestantisme durant les guerres de Religion et connaissent un déclassement.
Les Bouis, patrons pêcheurs, vivent dans la stabilité à Marseille tandis que
les Flory, bourgeois de Valenciennes, tissent des alliances matrimoniales
complexes dans le but de s’élever socialement. Le milieu social n’est pas
exactement le même et la différence est d’autant plus grande que l’espace
géographique est différent. Les Flory sont dominés par des femmes (cf. chapitre
2) tandis que chez les Bouis, les femmes sont effacées (du moins dans les
documents à notre disposition, même si, précisons-le, absence d’informations ne
signifie pas qu’un fait ne s’est pas produit). Chez les Lombard, l’implantation
à La Tour-d’Aigues semble difficile, elle est beaucoup plus aisée pour les
Bouis de Marseille. Concernant les Flory, ils rayonnent avec leur parentèle
dans le Nord grâce à un réseau familial de bourgeois et de censiers alors que
les familles provençales semblent plus stables géographiquement, peut-être
parce que, contrairement aux censiers, riches locataires de terres
seigneuriales et ecclésiastiques, dans la Provence de l’Ancien Régime, la
propriété de la terre était un but. Les traditions étaient différentes, en
Provence, les filles Lombard sont mariées et envoyées au loin. Chez les Flory,
les femmes sont mariées et portent en elles comme le prestige entier de leur
famille : elles semblaient faire les mariages. C’est par la lignée
cognatique que se tissaient les alliances matrimoniales familialement
endogames. En Provence, l’aîné, le plus souvent, hérite des biens ; dans
le Nord, la tradition veut qu’un surplus d’héritage aille au plus jeune des
enfants. Le métayage, nommé mègerie en Provence, est monnaie courante ; il
l’est beaucoup moins dans le Nord où les moituriers sont peu nombreux. Les
terres en Provence semblaient plus vastes que dans le Nord ; en effet, les
bastides provençales, accessibles aux ménagers, sont impensables dans un Nord
où les terres appartiennent principalement à des seigneurs et des autorités
ecclésiastiques qui les louent à prix fixe à des censiers, ces notables de
village qui cumulent souvent avec « leurs terres », qu’ils se
transmettent de génération en génération sans jamais en devenir propriétaire,
la qualité de mayeur (maire) de leur commune. C’est le cas des Patte mais aussi
des Monchicourt, parents des Flory, dans le village de Marly, limitrophe de
Valenciennes.
En
somme, le choix de ces familles fut une évidence car bien que différentes,
elles ont toutes un point commun : elles pratiquaient, à des degrés
divers, l’exogamie. Et le pêcheur, le ménager et le bourgeois du Nord ont fini par
s’allier puisque ces trois familles ont une descendance commune. Nous l’avons
dit au début de cette introduction en citant cet adage cher aux
généalogistes : si chaque homme descend d’un roi et d’un pendu, alors
l’étude de chaque famille sur le territoire français, voire européen,
conduirait à déterminer de l’exogamie. Plus encore, si nous nous éloignons de
l’adage pour en venir aux études scientifiques, nous citions
Lévi-Strauss : pour lui, la règle d’exogamie est une règle absolument
incontournable comme la prohibition de l’inceste (dont elle est la contrepartie
positive) de toute société humaine. C’est l’échange, notamment des filles, dans
le système matrimonial qui caractérise en partie la société humaine. L’exogamie
est donc incontournable et, si elle n’est que peu étudiée par les historiens,
l’évidence même de cette règle nous a poussé à essayer de montrer au travers du
choix de ces familles, que l’exogamie dans une définition extensive (par le
sang, par l’affinité spirituelle, etc.) est bel et bien présente dans les
sociétés de l’ancienne France.
Le
corpus — Registres notariés, paroissiaux et d'état-civil
Par
le choix des familles, par le très personnel « goût de l’archive »
mais aussi dans une logique historiographique impliquant l’auteur dans
l’héritage des historiens de la famille (François-Joseph Ruggiu notamment et
son Habilitation à Diriger des Recherches), des historiens du baptême (Agnès
Fine en France ou encore Guido Alfani en Italie), des historiens du monde rural
(Fabrice Boudjaaba) ou urbain (à nouveau F.-J. Ruggiu), des historiens de la Provence
moderne (Régis Bertrand et les nombreuses monographies locales dont, par
exemple, celle de La Tour-d’Aigues par Hélène Lezaud), de la mer (Alain
Cabantous ou Gilbert Buti), c’est par ces choix, disions-nous, que s’est imposé
un corpus. Ce dernier est à la fois étroit et large. Étroit car il ne concerne
que quelques sortes de documents : les registres paroissiaux et
d’état-civil d’un côté, les registres notariés de l’autre. Mais aussi large car
ces registres représentent des kilomètres linéaires rien que pour les trois
communes étudiées pour les trois familles. Parce que, se plonger dans les
multiples paroisses de Marseille ou de Valenciennes, étudier les innombrables
minutes notariales de la cité phocéenne ou même les bien plus modestes deux cent
registres entre 1620 et 1800 pour La Tour-d’Aigues, c’est avant tout éviter de
se noyer dans le tourbillon de papiers et de cotes. En effet, toute la
difficulté d’étudier une famille tant du côté masculin que de féminin réside
dans le « pistage » de ses membres à travers les études notariales et
les registres paroissiaux. Ce n’est que rarement qu’une famille est fidèle à un
notaire et, quand bien même, lorsqu’il y a plusieurs parties (deux parties à un
mariage par exemple) il y a une des parties qui ne choisit plus son notaire. Le
lecteur trouvera, dans les notes de bas de page mais aussi dans les sources à
la fin de ce mémoire, l’immense disparité des études notariales étudiées et
l’intensité du travail de dépouillement effectué pour les registres paroissiaux
et d’état-civil.
Finalement,
le corpus a pu prendre différentes formes suivant les régions de par la
disparité des sources (se trouvant à Marseille, Avignon et Lille) et nous
allons les aborder donc géographiquement.
La Tour-d’Aigues (Vaucluse)
La
Tour-d’Aigues a été choisie simplement parce qu’elle est le lieu où vécut
longuement la famille Lombard, l’une des trois familles étudiées. C’est dans ce
bourg d’environ 1300 habitants en 1793 que s’installa Salomon Lombard de
manière définitive vers 1645 alors qu’il y avait déjà des affaires et au moins
une propriété depuis les années 1620. Les sources employées ont été choisies
par rapport à un objectif de meilleure compréhension de cette famille et de son
influence (ou non-influence) dans ce bourg. Dans un travail de reconstitution,
largement inspiré de celui de Giovanni Levi à Santena, nous avons opté pour le
dépouillement systématique et la reconstitution des familles à partir des
registres paroissiaux sur la période sans lacunes 1668-1790. Environ 20 000
actes ont été relevés et 21 321 fiches individuelles ont été produites grâce au
logiciel Geneatique dans sa version 2016. Ainsi, ces fiches individuelles sont-elles
liées, autant que possible, par des relations généalogiques, comme le montre
l’exemple de la page suivante. Les doublons ont bien sûr été évités au maximum
malgré les cas d’homonymie. Dans le cas de la graphie, contrairement aux
travaux de Gabriel Audisio sur Apt ou sur le notariat, nous avons opté pour une
uniformisation. Cela permet d’éviter, pour le logiciel, de ne pas trouver
Marianne Lombarde si nous tapons Marie Anne Lombard. En uniformisant, nous
évitons ainsi la création de doublons et naviguons plus facilement dans ce qui
s’apparente à un arbre généalogique communal. En complément, des incursions ont
été faites dans plusieurs dizaines de registres notariés (cf. Sources) sur les
200 qui couvrent la période 1620-1800 pour cette seule commune. Ils ont permis
de « remonter les branches » et donc de relier des familles mais
aussi de voir s’articuler les stratégies familiales par les dots lors des
contrats de mariages ou lors des clauses testamentaires. À ce jour, l’objectif
est de relever tous les CM et les testaments de cette période afin de les
analyser et de les confronter à ce que ce mémoire tentera déjà de
montrer ; en somme, de l’approfondir davantage.
Marseille (Bouches-du-Rhône)
Pour
la cité phocéenne, il était irréaliste de reconstituer les familles ou
d’effectuer des relevés systématiques. Il a été décidé de travailler sur les
familles de pêcheurs (notamment les Bouis), à partir de lectures des registres
paroissiaux et d’incursions dans les innombrables minutes notariales. Pour
cela, l’aide de bénévoles a été des plus précieuses. Geneabank, base de données
de plusieurs dizaines de millions d’actes, a été largement employée. Cette base
regroupe de nombreuses associations dont l’Association Généalogique des
Bouches-du-Rhône qui a dépouillé les répertoires de beaucoup de notaires
marseillais facilitant ainsi grandement la recherche par patronyme.
D’autres
contacts et sites Internet ont été employés, notamment les reconstitutions
généalogiques de François Barby pour les familles marseillaises jusqu’au XVIe
siècle.
Cambrai et Valenciennes (Nord)
Pour
le Hainaut, dont nous avons justifié le choix plus haut, l’éloignement du
centre d’archives ne nous a pas permis de nous y rendre physiquement.
Cependant, grâce à l’aide de nombreux bénévoles d’associations et de Christophe
Yernaux qui s’est rendu spécialement sur place pour nous numériser des actes
des tabellions, et grâce aux Archives Départementales du Nord, nous avons pu,
nous l’espérons, mener à bien les recherches. De nouveau, nous nous sommes
concentré sur les registres paroissiaux, d’état-civil et les registres notariés
appelés tabellions. Des parentèles entières ont pu être reconstituées et ce
sont ces reconstitutions qui seront utilisées ci-après dans ce mémoire.
Entre micro-histoire et
Longue durée : Un choix d'approche
«
Les cadres mentaux […] sont prisons de longue durée[12]
» déclarait Fernand Braudel dans son célèbre article-manifeste de 1958. Bien
que cette assertion fut contredite par d'autres historiens, notamment Alain
Burguière, elle est révélatrice d'un temps anthropologique qui ne serait pas
seulement dans la brièveté, dans l'instantané, souffrant de présentisme[13]
ou de court-termisme[14]
suivant les acteurs du récent débat qui parut dans les Annales, opposant David Armitage et Joe Guldi à plusieurs
intervenants. Presque soixante ans après l'article fondateur de Braudel, ce
débat montre que la notion de Longue durée est toujours d'actualité.
D'ailleurs, c'est moins la Longue durée qui fut attaquée par les opposants aux
thèses de MM. Armitage et Guldi que leurs propos contre la micro-histoire et
leur souhait de voir la discipline historique influencer le monde des décideurs.
Bien que cette étude n'ait pas pour objet de se présenter comme un manifeste ou
un « guide pour décideurs », nous
rejoignons David Armitage et Joe Guldi dans leur constat d'une histoire « en
miettes. »
«
Un retour à la longue durée est également nécessaire si l’on pense au faible
impact qu’ont nombre de travaux historiques de court terme sur le reste de la
discipline – sans compter les autres disciplines. Ces travaux apportent certes
leur pierre à l’édifice du savoir, mais ils ne proposent ni tournant à même
d’intéresser le reste de la discipline, ni justification de leur pertinence
pour le grand public[15].
»
Il est possible de
constater le trop faible impact des travaux universitaires sur le grand public,
voire sur les manuels scolaires. Mais, est-ce dû à la micro-histoire, comme le
soulignent les auteurs de cet article[16] ?
Cela peut prêter à discussion.
Nous avons souhaité donc,
pour ce travail, nous intéresser à un sujet contemporain (que l'on pourrait
résumer sous le terme de « diversité ») et en même temps, nous construisons un
objet historique (l'exogamie et la mixité). La longue durée était nécessaire à
cette approche historique, mais aussi anthropologique et sociologique, car nous
ne distinguons pas de ruptures franches dans les sociétés de l'Ancienne France,
en ce qui concerne l'exogamie, entre le Concile de Trente et la fin de la
Première guerre mondiale. Il est utile de rappeler que pour Levi-Strauss,
l'exogamie ou la prohibition de l’inceste sont des règles universelles. Car
elles commandent les structures élémentaires
de la parenté — dans l’atome de parenté l’oncle, donneur de sœurs, est l’acteur
exogame toujours présent. Alors pourquoi des bornes chronologiques ? Les
bornes n'ont pas été faciles à délimiter. Nous avons choisi d'opter pour
l'époque moderne avec pour début la fin du XVIe siècle.
L'accessibilité des sources a conduit à ce choix auquel s'adjoint le Concile de
Trente qui définit les règles du mariage. Le choix de la Première guerre
mondiale a été guidé par le fait qu'elle fut perçue comme le début de la fin,
de la décadence du modèle familial ancien, comme la fin d'un monde que l'on retrouve notamment traité en littérature
chez Marcel Proust et en philosophie chez Hannah Arendt. Les bornes
chronologiques permettent de saisir, dans cette minute géologique, un temps
anthropologique.
Dans le même article,
David Armitage et Joe Guldi affirment que « la nature de ces outils
[Internet, bases de données, archives en ligne] et la richesse des textes
disponibles permettent une histoire qui soit à la fois de longue durée et
fondée sur un travail archivistique[17].
» Effectivement, les outils, telles que les bases de données ou les archives en
ligne, permettent aujourd'hui à l'historien de construire son objet sur la
longue durée tout en ne négligeant pas les sources primaires.
Le choix se fit donc de travailler sur la
longue durée. Pour autant, nous ne saurions négliger la micro-histoire.
Dans l'Histoire
au ras du sol, Jacques Revel déclare, à propos de la micro-histoire : «
Plus importante me paraît la volonté fortement affirmée d'étudier le social non
pas comme un objet doté de propriétés, mais comme un ensemble d'interrelations
mouvantes à l'intérieur de configurations en constante adaptation[18].
» C'est à partir des indices et des traces que Carlo Ginzburg établit sa
théorie micro-historique, grâce à un article fondateur où il compare Morelli,
Sherlock Holmes et Sigmund Freud[19].
C'est en faisant l'histoire à rebrousse-poil, en partant du document d'archives
et en remontant le fil de la pensée des intervenants, que l'on arrive à déceler
la vérité historique. C'est cette histoire from
below, pour reprendre l'expression d'E.P. Thompson, qui est défendue dans
ce travail. À partir d'exemples concrets, de cas, l'on tentera de dégager une
histoire la plus proche possible de la réalité. Plus proche de l'interprétation
de Simona Cerutti que de celle de Carlo Ginzburg, bien que la frontière soit
mince, la lecture à rebrousse-poil proposée ici « gratte la superficie de la
source pour faire surgir, au-delà de la lecture du chercheur, la signification
que les contemporains avaient pu donner aux mots et aux choses[20].
» C'est le cas notamment du premier chapitre qui portera sur l'apparente
exogamie entre pêcheur et ménager. Était-ce une exogamie pour les contemporains
?
L'on aurait même tendance à se rapprocher
davantage de la méthode de Giovanni Levi dans Le pouvoir au village[21]
où, pour saisir la vie d'un exorciste, il reconstitua toute la communauté de
Santena, dans le Piémont. C'est ce que nous fîmes avec La Tour-d'Aigues, afin
d'identifier au plus juste les acteurs de la vie des Lombard.
Mais la micro-histoire n'est jamais loin
d'une macro-histoire. En effet,
Ginzburg lui-même cherche dans la cosmogonie de Menocchio une trace des
cultures indo-européennes, commune à toutes les civilisations. Ces théories,
proches d'un inconscient collectif jungien, rapprochent micro-histoire et
Longue durée dans un souhait, par un jeu d'échelles, de saisir la complexité du
monde passé.
À partir de ces définitions, de ce corpus
et de cette généalogique intellectuelle, nous pouvons nous interroger et
interroger les documents à notre disposition. Si l’exogamie est règle de toute
société, comment se manifeste-t-elle ? Quels sont les mécanismes à
l’œuvre ? Comment, finalement, l’exogamie et son pendant hors mariage, la
mixité, articulent-elles la vie familiale du Concile de Trente à la Première
guerre mondiale ?
Le sujet pourrait être inépuisable : il fut
circonscrit. Ainsi, nous interrogerons la perception des contemporains de
l'exogamie avec les cas des alliances entre pêcheurs et ménagers (chapitre
premier), avant de voir si la stratégie exogame permettait une ascension
sociale (chapitre deuxième). Enfin, grâce à un relevé systématique de BMS et à
des études qualitatives, par un jeu
d'échelles donc, nous questionnerons notre corpus sur la mixité, c'est-à-dire
les relations asymétriques, et ce, lors du baptême (chapitre troisième).
[1]
Dictionnaire de l'Académie, 9e
édition. En ligne : http://www.cnrtl.fr/definition/academie9/exogamie
Consulté le 23/10/2015 16:24.
[2]
Nous nous référons à Philippe Laburthe-Tolra
et Jean-Pierre Warnier, Ethnologie-Anthropologie, Paris, PUF,
1997, p.60.
[3]
Philippe Laburthe-Tolra et
Jean-Pierre Warnier, ibidem, p.60.
[4]
Si tant est que l'on puisse user de cette expression pour l'Ancien Régime.
[5]
Philippe Laburthe-Tolra et
Jean-Pierre Warnier, ibidem, p.55.
[6]
Lesdits Philippe Laburthe-Tolra et
Jean-Pierre Warnier, ibidem, p.54 disent : « La communauté de
but poursuivi par les membres se traduit par le sentiment d'appartenance au
groupe. »
[7]
Claude Levi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté,
Paris, Mouton, 1981, p.55.
[8]
Ce que fait d'ailleurs Claude Levi-Strauss en affirmant : « Les Kenyah et les
Kayan de Bornéo sont divisés en trois classes inégalement privilégiées, et
normalement endogames ; pourtant la classe supérieure est astreinte à
l'exogamie de village » dans Claude Levi-Strauss,
ibidem, p.56.
[9]
Charles Loyseau, Traité des ordres et simples dignitez,
Châteaudun, Abel L'Angelier, 1610.
[10]
« La notion d'entre-soi désigne le regroupement de personnes au
caractéristiques communes, que ce soit dans un quartier, une assemblée
politique, ou encore un lieu culturel. Elle sous-tend l'exclusion, plus ou
moins active et consciente, des autres », dans Sylvie Tissot, « Entre soi et les autres », Actes de la recherche en sciences sociale, 4/2014 (n°204), p.4-9
(p.4 pour cette citation).
[11]
« Qui est composé de personnes d'origine différente ou appartenant à des
catégories distinctes » dans Dictionnaire
de l'Académie, 9e édition. En ligne :
http://www.cnrtl.fr/definition/academie9/mixte Consulté le 25/10/2015 15:59.
[12]
Fernand Braudel, « Histoire et
sciences sociales. La longue durée », Annales
ESC, 13-4, 1958, p. 725-753.
[13]
Lynn Hunt, « Faut-il réinitialiser
l’histoire ? », Annales. Histoire, Sciences Sociales , 2015/2, p. 319-325.
[14]
David Armitage et Joe Guldi, « Le retour de la longue durée :
une perspective anglo-américaine », Annales
HSS, 2015/2, p.289-318.
[15]
David Armitage et Joe Guldi, Ibidem, p.291.
[16]
« Cependant, transplantée dans le monde anglophone, la micro-histoire donna
lieu à un style d’écriture qui s’attachait à des périodes temporelles de plus
en plus courtes, cela avec le recours de plus en plus soutenu aux archives. En
quelque sorte, plus des sources étaient obscures ou difficiles à comprendre,
mieux c’était: plus les archives permettaient à l’historien d’afficher son
raffinement théorique – via le recours à des théories multiples et concurrentes
(sur l’identité, la sexualité, l’agency,
etc.) –, plus elles permettaient de prouver sa maîtrise des sources et son
engagement sur le terrain. La méfiance à l’égard des grands récits favorisa
aussi l’émergence d’une histoire empathique, relatant les vies d’individus
auxquels même les profanes pourraient s’identifier; de telles études
«sentimentalistes» couraient cependant le risque «de reléguer les grands
problèmes politiques au profit du local et du particulier», même si elles
apportèrent à leurs auteurs le succès au-delà des cercles académiques » David Armitage et Joe Guldi, ibid,
p.300.
[17]
David Armitage et Joe Guldi, ibid., p.312.
[18]
Jacques Revel, « L'histoire au ras
du sol », dans, Giovanni Levi, Le pouvoir au village. Histoire d'un
exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Gallimard,
1989, p.XII.
[19]
Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces, Paris,
Verdier, 2010, p.218-294.
[20]
Simona Cerutti, « "À
rebrousse-poil" : dialogue sur la méthode », Critique, 769-770, 2011, p.564-575 (p.569 pour cette citation).
[21]
Giovanni Levi, Le pouvoir au village. Histoire d'un
exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Gallimard,
1989.
Quelle introduction passionnante sur un sujet majeur dans l'histoire des familles ! J'ai hâte de lire la suite.
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