vendredi 4 janvier 2019

L'alliance du pêcheur et du ménager (2)

Préambule : J'avais commencé il y a un peu d'un an à publier cet essai que j'avais fait dans un cadre universitaire. Il porte sur les alliances dans la France moderne et notamment sur les alliances exogames (mariages entre personnes de milieux sociaux différents, par exemple) avec également des interactions "exogames" ou plutôt de mixité (exogame ne concernant que le mariage alors que j'évoque aussi les relations de parrainage).
Bref, il s'agit de la suite et fin du premier chapitre. Pour lire depuis le début :

Un PDF comprenant l'intégralité de ce travail avec les annexes, sources et bibliographie sera mis en ligne quand tout sera publié sur ce blog. Après cet article, il reste deux chapitres (publié chacun en une fois) et la conclusion générale avec le fameux pdf !
Bonne lecture.


II. Une nécessaire redéfinition du concept de strate sociale dans les sociétés urbaines ?

a. Les dots

Pour savoir si une appartenance à une même strate de la société est possible concernant les pêcheurs et les ménagers, nous avons songé à comparer les dots et donations lors des contrats de mariage.
Malheureusement, cette étude ne permet pas de trancher. En effet, les dots varient extrêmement au sein même des professions.
En 1642[1], lors du contrat de mariage de Pierre Boit (Bouis), ménager, et Catherine Guichard, fille d'un ménager, l'épouse reçoit de la part de son père la somme de 90 livres. En 1646[2], au mariage de Dominique Berengier, fils d'un ménager et d'Anne Touache, également fille d'un ménager, l'épouse reçoit de son père 700 livres ainsi que 100 livres en augment de dot par sa mère.
En 1647[3], au contrat de mariage d'Hugon Berengier, ménager et de Delphine Camoin, fille d'un ménager, l'épouse ne reçoit pas de dot mais l'époux reçoit une donation de la part de son père de 600 livres.

Concernant les pêcheurs, en 1678[4], lors du mariage de Louis Ripert, fils d'un marinier, et de Thérèse Fabron, fille d'un marinier, l'épouse reçoit 100 livres de sa mère et 350 livres du patron pêcheur Louis Lombardon « en consideration de l'amitié » qu'il a pour elle, notamment aussi parce qu'elle est la nièce de Catherine Barnel, son épouse. Lors du mariage en 1697[5] de Pierre Étienne et d'Anne Ripert, lui patron pêcheur, elle fille d'un timonier, l'épouse reçoit de sa mère 300 livres. En 1658[6], lors du mariage de Luc Fabron et d'Anne Barnel, l'épouse reçoit 600 livres.

La seule constante, qui pose d'ailleurs problème, est le fait que les épouses s'assignent en dot tous leurs biens. Mais quels sont ces biens ? Quelle est leur valeur ? Nous ne pouvons malheureusement pas répondre à cette question.

Ce que nous constatons dans les diverses dots est l'immense disparité des sommes. Cependant, Luc Fabron reçoit 600 livres de la dot de son épouse, exacte somme reçue par le ménager Hugon Berengier.
Une approche quantitative pourrait permettre d'obtenir une moyenne ou une dot médiane. À défaut d'une étude quantitative, inenvisageable pour le moment sur Marseille à cause de la masse de documents notariés, notons que la dot n'est pas, en l'état actuel, un critère pertinent pour répondre à notre problématique.

Il nous faut alors nous pencher sur le travail de Charles Loyseau pour savoir comment étaient perçues les différentes corporations à l'époque moderne.



b. Du mélange des corps

Dans sa hiérarchie du Tiers-État, le jurisconsulte Charles Loyseau (1566-1627) distingue, dans un premier temps, les marchands des laboureurs[7]. Les marchands sont les dernières personnes du Tiers à être honorables, toutes les autres sont de « viles persones[8]. » Ceci dit, Charles Loyseau, fidèle à cet esprit de la Renaissance qui voit dans les Anciens des modèles à imiter se trouve confronté à la préférence, sur tout autre corps, qu’ont les philosophes (Cicéron, Aristote) pour les laboureurs. Loyseau distingue le brassier de celui qui tient à ferme une propriété et celui qui laboure de celui qui vend, en plus, les fruits de la terre et qui donc exerce le métier du négoce.
Suivent les maîtres artisans, avec une mention spéciale pour ceux qui pratiquent la vente de leurs produits, avec notamment les « apoticaires, orfevres, joualliers, merciers, grossiers, drappiers chaussetiers, & autres semblables[9]. »
Viennent ensuite « les crocheteurs, aydes à masson, chartiers & autres gens de journee[10] » pour s'achever avec les mendiants.

Nous pouvons alors distinguer des marchands vivant exclusivement du commerce, suivis des laboureurs/marchands puis des artisans/marchands, enfin, des gens de bras et des mendiants.
Nous pouvons même distinguer ceux qui peuvent prétendre à la bourgeoisie (marchands, laboureurs, artisans) et ceux qui ne peuvent pas y prétendre (gens de bras et mendiants) même si la bourgeoisie était, en théorie, ouverte à tous les habitants.

Ce qui est intéressant dans cette catégorisation de la population, c'est le mélange des corps, le mercier aux côtés de l'apothicaire, par exemple. Il y avait donc, au XVIe-XVIIe siècles, une perception différente de celle que peuvent avoir les historiens contemporains qui se risquent à classer, suivant les catégories de l'INSEE, les différentes professions, ou les historiens marxistes qui classent d'un côté les propriétaires des moyens de production et de l'autre les exploités auxquels ils les opposent (théorie de la lutte des classes du XIXe siècle).
Charles Loyseau distingue celui qui vend son produit et qui donc participe du commerce de celui qui ne vit que de la force de ses bras.
Le pêcheur, a fortiori le patron pêcheur, est au même rang qu'un laboureur car, comme l'agriculteur, il est là « pour nous nourrir[11]. » Les patrons vendent une partie du produit de leur pêche : ils sont donc également marchands, au même titre qu'un boulanger ou qu'un ménager. Ce qui les distingue entre eux est leur revenu. Malheureusement notre corpus, peut-être trop étroit, ne comprend pas les rôles de tailles pour distinguer à l'intérieur de ces corps les plus fortunés des autres.
En effet, nous avons vu plus haut Dominique Berengier et Anne Touache se marier avec 800 livres de dot, une somme élevée. Cette somme est énorme en comparaison des 90 livres reçues par Pierre Boit de la part de son beau-père. Mais nous trouvons, en 1581[12], au mariage du marinier Jean Delafont et de la fille du procureur aux armées Jeanne Albaye, une somme de 280 écus d'or en dot avec un augment de dot de 40 écus d'or de la part de sa marraine, soit un total de 960 livres.
Si les dots permettent toutefois, malgré les limites d'une méthode qualitative sur une méthode quantitative, de percevoir à la fois une grande disparité à l'intérieur des corps et une similarité entre ces dits corps, le travail de Charles Loyseau nous renseigne sur le point commun entre laboureurs et pêcheurs[13], à savoir le commerce de denrées alimentaires.

Laboureurs et pêcheurs nourrissent et commercent. Les artisans commercent également. Autrement dit, concernant le prestige des métiers du Tiers, d'après Charles Loyseau, ils sont sur le même plan. Le plus discriminant est donc le niveau de richesse qui varie à l'intérieur même de ces corps qui se mélangent volontiers.

c. Vers une redéfinition des strates sociales dans l'Ancienne France ?

Il est particulièrement malaisé d'essayer de classer les individus, surtout sous l'Ancien Régime, sans tomber dans l'anachronisme ou l'arbitraire. Mais comme pour la définition de l'exogamie, il faut des normes pour pouvoir étudier les strates de la société, notamment si l'on souhaite procéder à une étude quantitative. Si ce travail n'a pas pour objectif de redéfinir le milieu social de manière définitive, nous avons pour ambition d'essayer d'apporter une pierre à l'édifice.
Il a été montré que les pêcheurs se sentent à part dans leurs discours ; cependant, les discours sur soi sont formatés et le mécanisme de distinction fonctionne totalement quand, par exemple, les prud'hommes défendent leur corporation après la suppression de ces dernières, dans un discours en provençal. Le marqueur d'une identité à part (« "Nous formons une classe d'hommes pour ainsi dire séparée des autres citoyens[14]" ») est toujours lié à un discours revendicatif, ici dans les cahiers de doléances. Marquer son identité en se démarquant d'autrui ne veut pas dire que l'on pratique au quotidien cette distinction. Ainsi, pour Charles Loyseau, celui qui nourrit, le laboureur, a fortiori, le laboureur-marchand est-il respectable ; le pêcheur nourrit et commerce aussi et il a été montré dans ce chapitre que le ménager ne répugnait pas à s'allier au pêcheur, que le marchand engendrait le pêcheur qui lui-même pouvait engendrer l'artisan.
Ainsi pouvons-nous proposer une classification sociale se basant sur le commerce : celui qui commerce / celui qui ne commerce pas. Le patron pêcheur, le ménager et le maître artisan seraient dans cette première catégorie tandis que les matelots, les brassiers et les travailleurs seraient dans la seconde. À l'intérieur de ces catégories, il est envisageable de créer des sous-catégories liées au revenu, en utilisant la capitation… et l'on remarquera, à l'instar d'Alain Cabantous que « à Dunkerque, plus de 90% des pêcheurs capités, en payant 2 ou 3 livres tournois, se trouvent dans les classes 20 et 21 en compagnie d'artisans, d'une partie des domestiques ou des jardiniers[15]. »
L'identité du monde de la pêche n'est pas niée, mais elle est mise en parallèle d'une identité paysanne, d'une identité des artisans, ayant ses habitudes, sa corporation, son jargon. Ces identités professionnelles ne sont pas des identités individuelles car il semble important de distinguer la profession de l'individu ; si la profession façonne le mode de vie de l'individu, le milieu professionnel ne conduit pas nécessairement à une endogamie professionnelle. Plus encore, et nous tenterons de le montrer dans le deuxième chapitre[16], l'exogamie professionnelle peut être profitable au réseau. En se mariant avec un maître tonnelier, une fille de pêcheur peut obtenir des avantages sur ce bien important tandis que le maître tonnelier se voit ouvrir les portes d'un marché.
Il ne faut donc pas voir la société de l'Ancienne France comme une société de castes en lutte, le marinier aspirant à devenir patron pêcheur, le compagnon artisan à devenir maître, le travailleur agricole à devenir un plus grand propriétaire terrien.

Conclusion

Nous pouvons conclure ce premier chapitre en insistant, de nouveau, sur l’extrême disparité des comportements individuels. C’est en plaçant la focale sur l’individu, sur son agissement personnel et en le remettant dans son contexte familial sur le temps long que l’on peut observer chez les pêcheurs, les artisans et les ménagers une stratégie : l’alliance comme signifiant d’une identité commune. Les uns comme les autres persistent et signent, nous l’avons vu, à se marier dans ce milieu de « ceux qui commercent » le surplus de leur travail. Les inégalités existent, mais il y a toujours une inégalité dès lors que l’on compare deux individus. Ainsi nous avons dû, depuis la définition de l’objet de cette étude, procéder à des normalisations nécessaires sans pour autant oublier l’unique qui caractérise l’individu. En changeant d’angle, de point de vue, en zoomant, en regardant l’ensemble, en analysant un contrat ou une « destinée familiale » sur plusieurs siècles, nous avons voulu percevoir au plus juste la réalité de ces catégories sociales. Et le ménager, comme le pêcheur, ne sont pas dissemblables, contrairement à l’imaginaire populaire voire aux clichés. Toutes et tous sont anthropologiquement concernés par l’exogamie et la pratiquent volontiers dans le but soit de mieux s’intégrer dans un quartier, dans une ville, par un nouvel arrivant, soit dans le but de se hisser socialement au sein de la corporation voire en-dehors d’elle, pour accéder idéalement à la rente. Ainsi l’exogamie peut-elle être vue comme un mécanisme d’intégration, comme un mécanisme de diversification (comme l’on diversifie des placements financiers) mais aussi comme un mécanisme ascensionnel. C’est ce dernier point que nous nous proposons d’étudier dans le deuxième chapitre.


[1] AD13, CM de Pierre Boit et de Catherine Guichard, 25/03/1642, 354 E 111.
[2] AD13, CM de Dominique Berengier et d'Anne Touache, 30/04/1646, 364 E 223 f°493.
[3] AD13, CM de Hugon Berengier et de Delphine Camoin, 25/04/1647, 363 E 112 f°933.
[4] AD13, CM de Louis Ripert et de Thérèse Fabron, 03/12/1678, 366 E 212 f°1070.
[5] AD13, CM de Pierre Étienne et d'Anne Ripert, 27/01/1697, 373 E 323 f°33.
[6] AD13, CM de Luc Fabron et d'Anne Barnel, 30/11/1658, 355 E 434 f°973.
[7] Nous omettons ici tous les métiers de robes mentionnés dans les paragraphes précédents par Charles Loyseau puisqu'ils ne concernent pas les personnes étudiées ici.
[8] Charles Loyseau, op.cit., p.101.
[9] Charles Loyseau, ibid., p.103.
[10] Charles Loyseau, ibid., p.103.
[11] Charles Loyseau, ibid., p.102.
[12] AD13, CM de Jean Delafont et de Jeanne Albaye, 16/01/1581, 393 E 7 f°71.
[13] Sans même citer ces derniers, il faut le concéder.
[14] Cette citation est issue des cahiers de doléances de sénéchaussées de Quimper et de Concarneau, citée par Alain Cabantous, Les citoyens du large, op. cit., p.75.
[15] Alain Cabantous, Les citoyens du large, ibid., p.41.
[16] Chapitre deuxième, troisième partie.

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