En généalogie, on évoque souvent cet adage qui
dit que l’on descend tous « d’un roi et d’un pendu ». Prenons ceci
littéralement. Si je descends d’un roi, alors entre lui et moi, à un moment
donné, il y a eu un léger déclassement social, non ?
Tout comme si je descends d’un pendu ou plus
simplement d’un journalier analphabète, il y a eu une ascension sociale.
Le déclassement, tout comme l’ascension ne sont
pas toujours extrêmes, passer de la fortune à la pauvreté ou l’inverse. Étudier
les variations du niveau social de nos ancêtres, notamment à la baisse, nous
permet de mieux les connaître. Quant au déclassement social, trop peu étudié en
Histoire, il est au cœur des craintes sous l’Ancien Régime, mais aussi de l’époque
contemporaine et à l’origine de publications sociologiques de plus en plus
nombreuses. C’est vrai que le déclassement, c’est pas fun, ça fait pas rêver,
et on préfère travailler sur l’ascension sociale de telle famille parce que l’on
projette un peu nos fantasmes de bonne fortune sur ces autres. Le déclassement,
lui, est plutôt une angoisse de se retrouver dans un cas similaire.
Aujourd’hui, je vais vous parler du déclassement
sous le prisme d’une fratrie que j’ai déjà étudiée, mais qui est éclairante sur
ce sujet : les Picavez de Cambrai et Cousolre.
Bienvenue dans le Nord !
Cousolre, vue aérienne
(site L'Avesnois)
Cousolre est un petit village près de la
frontière belge, essentiellement agricole. C’est là-bas que vivait Claude
François Picavez, un laboureur. Il possédait donc de petites terres agricoles
qu’il travaillait et qui lui permettaient de survivre ainsi que sa famille. Né
vers 1688 dans un autre village, il s’est marié en 1711 et a eu 12 enfants. Je
vous épargne la liste. Sur les 12, au moins 9 atteignirent l’âge adulte, ce qui
est une proportion énorme de survie.
Claude était analphabète et devait vivre très
modestement. Huit de ses neuf enfants vivants partirent pour la grande ville,
Cambrai, à 70km de leur petit village natal. Ces huit enfants y ont une
ascension sociale fulgurante et immédiate grâce à un veuf qui épouse une des sœurs
Picavez. Alors même que Claude Picavez, le père de cette large fratrie, est en
vie, c’est ce veuf qui aurait le rôle du grand-père lors des baptêmes. En
effet, le veuf parraine souvent l’aîné en coprésence de la mère du conjoint.
Claude Picavez disparaît de la vie de ses enfants
cambraisiens. A l’exception d’un fils : Étienne. Étienne était le fils
aîné de Claude et l’héritier des maigres terres de son père. L’avantage d’être
l’aîné est aussi ce qui le conduira, lentement, avec ses descendants, dans une
spirale de déclassement sociale.
La marque de Claude Picavez, qui ne savait pas signer.
Cette malédiction d’être l’héritier, l’enchaînant
à la terre familiale, laissa Étienne à Cousolre loin des possibilités de la
ville et surtout de sa fratrie. A son mariage en 1745, ses frères ont leur
propre commerce, l’un maître boulanger, l’autre négociant, les filles se
mariant avec des familles de la bourgeoisie, deux enfants issus d’un premier
mariage du veuf providentiel se mariant avec des enfants de la fratrie Picavez ;
tous, y compris les filles, savent signer.
Étienne, lui, stagne. Il reste au niveau de son
père : laboureur et analphabète. Il se marie donc en 1745 avec une femme
du village, qui sait signer, Marie Françoise Henry. Comme Marie Françoise
semble déjà avoir dépassée la trentaine, le couple n’eut « que » deux
enfants, dont l’un mort en bas-âge.
A quel moment le déclassement devint apparent ?
On ne le sait pas exactement et il est probablement progressif, moins
retentissant qu’un krach boursier. C’est année après année, par la stagnation d’abord,
puis le lent déclin, qu’un déclassement social se fit jour.
En 1774, à Colleret, village limitrophe de Cousolre,
se marie le fils survivant d’Étienne Picavez : Adrien.
Adrien Picavez est nommé ainsi après le frère d’Etienne,
Adrien (le maître boulanger), qui a été son parrain. De même qu’une des sœurs de
Cambrai fut présente au mariage d’Étienne. Cela montre que les liens familiaux
n’ont pas été totalement coupés par l’ascension des frères et sœurs de Cambrai,
du moins au début. Et, moi, de mon côté, j’essaie d’imaginer ce qu’a dû
ressentir Étienne, bloqué à Cousolre. Était-il heureux de cette situation de
laboureur, sans le risque de tout quitter ? A-t-il senti que le hasard de
son rang d’aîné le pénalisait ? A-t-il été jaloux ou envieux ?
Content pour ses frères et sœurs ? A-t-il songé à tout quitter quand son
père est mort en 1758 ? Il était encore temps, mais il n’y a peut-être
jamais pensé. On voit avec le recul des siècles et notre connaissance des
faits les plus importants des éléments qui nous permettent de nous interroger.
On se dit qu’on aurait fait différemment, mais nous n’étions pas là sur le moment, nous ne
pouvons pas savoir exactement ce qui s’est passé dans la tête d’Étienne au
cours de ces années, ses envies ou ses éventuels rêves, et nous ne pouvons pas
non plus lui plaquer nos propres désirs et nos questionnements modernes.
Revenons à Adrien, le fils d’Étienne. Il se marie
donc en 1774 et, tout comme son épouse, il sait signer. Son père est toujours
laboureur et lui est tailleur d’habits ; d’ailleurs son épouse est
couturière en blanc. Cela signifie qu’elle coud les chemises, nappes, les cols
ou les serviettes. Désormais, les liens avec les Picavez de Cambrai sont
rompus, probablement qu’ils se sont perdus de vue. Cela se voit notamment par
un détail intéressant : la signature d’Adrien. Contrairement à son père et
son grand-père, il sait signer, cependant il est le seul à ne pas signer « Picavez »
mais « Picavet ». Sa fille suivra cet exemple. Lors de ce mariage et
dans les années qui suivirent, nous n’avons pas l’impression d’un déclassement
social entre Claude, Etienne et Adrien. L’artisanat et la signature pourraient
même faire penser à une petite ascension, à une amélioration sociale.
Adrien Picavez signe "A. Picavet"
Arrive alors le décès de la mère d’Adrien, Marie
Françoise Henry, en 1783. Son mari, Étienne Picavez, y est alors qualifié de « domestique
de labour ».
Que s’est-il passé ? A-t-il vendu ses quelques
terres ? Eu un retournement de fortune ?
En tout cas, de celui qui possède, même peu, il
devient celui qui travaille pour d’autres. Et cela semble participer d’un
mouvement qui inclut sa descendance. Si c’est la dernière mention (en ma possession) d’Étienne dans les registres, tout s’accélère en quelques décennies.
La Révolution française et les combats, annexions,
présence de soldats, ont ravagé les économies locales dans cette région frontalière.
Adrien a deux enfants ayant atteint l’âge adulte, Alexandre et Joséphine.
Adrien meurt indigent en 1810. Il est suivi trois ans plus tard par son fils
Alexandre. Celui-ci, âgé de 37 ans, sans métier cité, célibataire, vivant chez
sa mère, meurt en 1813. Il souffrait peut-être d’un handicap le rendant
dépendant.
Pour sa sœur, la vie ne fut guère plus agréable.
Joséphine Picavez (qui signe donc Picavet) était journalière et mère
célibataire d’au moins deux enfants de père inconnu dont un seul atteint l'âge adulte. L’aîné,
Adrien, nommé comme son grand-père, est né en 1814 et devint ouvrier avant de
mourir, célibataire, à l’âge de 27 ans.
Ainsi, la descendance d’Étienne Picavez, l’aîné
de la fratrie de Cousolre, s’éteint.
Dans cette histoire, tragique, d’une famille qui
s’éteint dans la pauvreté et le déclassement, on distingue la période de « rupture »
qui s’établit entre 1774 et 1783, entre le mariage d’Adrien où le niveau social
est maintenu, voire en voie d’amélioration, et 1783 où le père d’Adrien
apparaît en domestique de labour. Il peut y avoir des pistes, comme les rôles fiscaux,
les tabellions (notariat), pour creuser ces questionnements. Mais en attendant,
voici donc ce que j’ai pu constater via les registres paroissiaux et d’état-civil
du Nord. Registres qui permettent donc déjà d’en apprendre beaucoup et de
constater ce déclassement social.
On peut le constater dans quasiment toutes nos branches
d’ancêtres et de collatéraux, parfois légèrement, parfois brutalement. Ici le
déclassement est frappant, d’abord parce qu’il s’oppose à l’ascension
fulgurante du reste de la famille (quand Adrien est indigent, ses cousins germains
sont des négociants importants à Cambrai et Lille), mais aussi en soi : on
note le déclassement, de la possession de terres, même de petites parcelles, au
travail de domestique de labour, puis du métier de tailleur d’habits au rôle d’indigent,
etc.
Le déclassement est un sujet qui m’intéresse, car
tout comme l’ascension, il montre que la société d’Ancien Régime n’était pas
figée, mais aussi parce que ces fluctuations sociales dans la vie de nos
ancêtres, qui représentent l’espoir et l’inquiétude, sont essentielles à notre
compréhension des comportements, mentalités et relations sociales d’alors.
Cette histoire du déclassement social de cette famille est poignante et triste, mais tu nous proposes ici une très belle analyse que je n'ai jamais menée. Je le devrais ...
RépondreSupprimerJ'ai remarqué cela aussi chez mes ancêtres. Il faudra que je creuse également ! En tout cas, voilà une belle analyse !
RépondreSupprimerAnalyse passionnante ! J'ai aussi ce genre de cas bien sûr, il serait intéressant de faire un travail similaire...
RépondreSupprimerRécit très intéressant ! Cela donne des idées pour des recherches futures.
RépondreSupprimerSuper intéressant comme billet. C’est vrai que comparer le destin des fratries est vraiment intéressant.
RépondreSupprimerBravo pour cet excellent article où chacun pourra trouver des parallèles avec sa propre histoire familiale.
RépondreSupprimerJ'ai également la même chose chez mes ancêtres du Loir-et-Cher, et ce toujours après l'année charnière de 1870 où la guerre a laissé des traces.
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimerQuelle analyse minutieuse et pertinente!Passionnant!
Je me suis, moi aussi, intéressée au déclassement au fil des générations...J'ai un cas tout à fait similaire à la même époque, en Lorraine.
Très bon article. Je me suis passionné comme jamais à ce qui arrivaient à Etienne, Adrien et leurs descendants. Je trouve que c'est bien analysé aussi et sans anachronisme, ce qui est le piège parfois de ce genre d'approche.
RépondreSupprimerEt puis c'est inédit il me semble de se pencher sur le déclassement social donc félicitations pour l'idée et bravo encore pour le récit et l'analyse.
Comme c’est intéressant cet angle de vue sur l’évolution d’une famille! Dézoomer sur une branche de généalogie pour mieux se poser de questions sur le déclassement social, une idée à suivre.
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